Aujourd'hui, la vie œcuménique à Genève ?
Louis Christiaens, s.j.
La réponse à une telle question peut être comparée à un exercice bien connu en mathématique qui consiste à résoudre une équation à trois inconnues : Genève ? L'œcuménisme ? Et quelle vie, aujourd'hui ?
Genève : une diversité de microcosmes et de traditions
Vouloir parler de Genève conduit à être d'emblée affronté à la considération d'une diversité de microcosmes juxtaposés et cependant solidaires les uns des autres. Un domaine complexe, inextricable. Qu'il suffise de mentionner la Genève internationale, la Genève des banques, des assurances, du commerce, des affaires, de la fonction publique, des hôtels, des restaurants, des transports, de la culture, des services sociaux, etc.
Le vaste panorama de la composition sociale de Genève se révèle, lui aussi, marqué par l'hétérogénéité de sa population : 28 % de Genevois, 29 % de confédérés et 43 % d'étrangers. L'identité de Genève se présente de la sorte sous un visage à multiples facettes qui a été modelé, au fil du temps, par des vagues d'immigrants. Et ceux-ci, bon gré mal gré, restent partagés entre deux appartenances : Genève et là -bas ! Même pour les générations les plus jeunes, dont l'origine immigrée est fort lointaine, un inconscient collectif subsiste : une appartenance locale et la terre des ancêtres.
L'image du fond de tableau de l'espace religieux de Genève corrobore cet aperçu sociologique et dont l'actuelle Plate-forme interreligieuse donne une idée impressionnante de la richesse des traditions qui cohabitent dans la Cité dite de Calvin. Juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes, hindouistes, etc. coexistent sur un même espace géographique.
Avant d'évoquer la vie œcuménique genevoise il semble utile d'avoir à l'esprit quelques données objectives dans la mesure où elles sont à même d'aider à mieux percevoir la multiplicité des groupes confessionnels dans leur environnement réel et non par simple évocation mythique.
Pour illustrer ce propos, rappelons que l'Office fédéral de la statistique a communiqué, en janvier 2003, les précisions suivantes sur la transformation du paysage religieux en Suisse, notamment à Genève. Cette photographie donne à penser, c'est le moins qu'on puisse dire.
Dans le Canton de Genève, la population globale, estimée à 413 673 habitants, serait répartie de la sorte.
Eglises et communautés protestantes : 72.138 (17,4 %) - Eglise catholique romaine 163.197 (39,5 %) - Eglise catholique-chrétienne : 610 (0,2 %) - Eglises chrétiennes-orthodoxes : 7.166 (1,7 %) - Autres communautés chrétiennes : 1.393 (0,3 %) - Communautés de confession juive : 4.356 (1,1 %) - Communautés islamiques :17.762 (4,3 %) - Communautés bouddhistes : 1.430 (0,4 %) - Communautés hindouistes : 921 (0,2 %) - Communautés religieuses restantes : 849 (0,2 %) - Aucune appartenance : 93.634 (22,6 %) - Sans indication : 50.217 (12,1 %).
Lorsque les résultats de ce recensement sont présentés tels quels, les commentaires ne manquent pas. Pour certains, ces données chiffrées ne recouvrent évidemment pas la réalité.
Un nombre moins élevé de fidèles, par comparaison avec d'autres communautés, est immédiatement interprété à juste titre comme porteur d'une influence effective qui ne peut dépendre de la faible représentativité indiquée. Les arguments évoqués sont patents : la référence à l'histoire de Genève, les milieux sociaux ou linguistiques rejoints par telle tradition, la notoriété des trois églises officielles depuis 1907, etc.
Il est exact aussi qu'un pourcentage élevé de fidèles, qui déclarent appartenir à telle ou telle confession, ne signifie pas quasi-automatiquement une prépondérance religieuse car, dans toute population majoritaire, d'autres limites apparaissent avec des disparités de frontières linguistiques, culturelles.
En tout cas, ces chiffres incitent à la réflexion sur des aspects majeurs du champ religieux à Genève, et en premier lieu sur l'importante proportion de personnes qui déclarent n'appartenir à aucune Eglise ou communauté religieuse, ou tout simplement qui ne répondent pas à cette enquête.
Le second constat met, d'autre part, en relief que la majorité des Genevois se déclare liée, d'une façon ou d'une autre, à la confession chrétienne. Une telle approche, qui est à nuancer comme tout paramètre sociologique, manifeste que le terreau de la région genevoise porte en lui un germe d'œcuménisme, c'est-à -dire de voisinage de communautés chrétiennes, qui depuis plus d'un siècle se développe peu à peu.
Les avancées notoires de l'œcuménisme à Genève
Après maints conflits, le XXe siècle a ouvert, en effet, un chemin vers une rencontre progressive entre chrétiens et l'essor du mouvement œcuménique est indubitablement à mettre au crédit des Eglises de la Réforme.
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Ainsi, depuis 1920, grâce au pasteur Henri d'Espine, un courant de dialogue, soutenu par Jean de Saussure, Max Thurian, Roger Schutz, s'est instauré et il est à l'origine de Taizé, Mazille, Bose. Ce mouvement est également aux sources du Conseil œcuménique des Eglises (COE) sous l'influence déterminante du pasteur Vissert'Hooft.
Dans le Canton de Genève, la création du Rassemblement œcuménique de Genève (ROG), en 1954, fut le point de départ du Rassemblement des Eglises et Communautés Chrétiennes de Genève (RECG) qui, depuis 1971, tente de rapprocher la plupart des églises chrétiennes.
En 1965, pendant le Concile Vatican II, la visite du Cardinal Bea à Genève a été décisive dans la reconnaissance par l'Eglise catholique romaine de l'identité des églises et communautés de la Réforme et ce tournant, n'en déplaise aux esprits chagrins, a permis de découvrir que l'œcuménisme devenait de plus en plus une condition commune de l'annonce évangélique.
Actuellement, 21 églises et communautés chrétiennes de Genève sont membres du RECG et il y a lieu de mentionner l'existence à Genève d'une quarantaine d'autres communautés, de diverses langues et avec leur culture propre, qui se réclament de Jésus-Christ.
Sans aucun doute, la présence de tant d'hommes et de femmes constitue un trésor religieux inestimable pour la région, sans parler des relations avec les chrétiens d'autres cantons et de la France.
S'agissant de la vie œcuménique qui continue d'avancer à Genève, et ceci malgré tout ce qui est dit et écrit en termes négatifs ou subjectifs, il apparaît de plus en plus que deux modes de relations en tissent la trame et qu'il est fructueux d'en prendre conscience.
L'évolution de la concertation œcuménique entre les communautés chrétiennes
La première trame du tissu œcuménique est bien sûr celle des documents officiels des institutions chrétiennes concernées.
Assurément les textes et déclarations de la hiérarchie de nos églises structurent en profondeur l'organisation et la réflexion de l'ensemble des fidèles chrétiens de Genève. Qu'il s'agisse par exemple des documents du Magistère de l'Eglise catholique, des Encycliques du Patriarcat Œcuménique, des déclarations de la Fédération des Eglises Protestantes de Suisse, l'ensemble de ces éléments doctrinaux, juridiques et disciplinaires, enracine nos institutions dans la continuité de nos traditions.
Ce langage rationnel, qui se déploie à la lumière de la Parole de Dieu, éclaire et porte nos communautés afin qu'elles deviennent de plus en plus attentives aux besoins religieux de nos contemporains.
Toutefois, devant cette solide documentation, il y a lieu de s'interroger sur le point de savoir comment, les uns et les autres, nous nous l'approprions au sein de chacune de nos communautés et quelle attention nous portons aux documents qui concernent nos frères et sœurs dans la foi.
La vie œcuménique exige, en effet, comme dans toute relation interpersonnelle, que nous nous informions, du moins un tant soit peu, sur ce qui nous forme, sur ce qui nous anime.
Se parler de ce qui nous fait vivre, voilà ce qui, en cette matière, constitue un pas essentiel pour approfondir ensemble notre foi. La politique des petits pas dans ce domaine rationnel et existentiel existe bel et bien dans notre espace Genevois. A preuve, par exemple : le développement des activités du Centre œcuménique de Catéchèse, de l'Atelier Œcuménique de Théologie (AOT), des multiples filières de formation proposées par les églises, les travaux de la commission pour l'œcuménisme de l'Eglise catholique-romaine et de la commission de l'Eglise protestante, ainsi que les travaux réguliers des trois bureaux des Eglises catholique chrétienne, catholique romaine et protestante de Genève.
Pourquoi insister sur la nécessaire ouverture intellectuelle de nos communautés à d'autres traditions ? Tout naturellement, parce que, dans cette attitude délibérée et mutuelle d'échanges et d'éclaircissements, chacun d'entre nous est incité à redécouvrir ce qui fonde sa propre identité et à aborder autrement les points d'accord et de divergences qui caractérisent nos itinéraires spécifiques.
En effet, l'un des écueils majeurs de la démarche œcuménique, et nombre de « bien-pensants » de nos églises et de nos communautés n'en sont pas à l'abri, consiste souvent à vouloir avaliser l'adage populaire : « Mon verre est petit, mais je bois dans mon verre ».
Le piège du repli identitaire en cache, à vrai dire, un autre : celui de l'éventuelle diffusion, au sein de nos communautés (mais probablement pas dans la nôtre), de préjugés, saugrenus et répétitifs, du genre :
« Les Catholiques disent que… ! Les Protestants pensent que… ! Les Orthodoxes… !» etc.
Certes, et de manière parallèle, lors de célébrations communes, les « rôles » des uns et des autres sont rituellement et courtoisement estimés et mis en valeur. Avec raison. Mais, tout bien pesé, la vie œcuménique ne saurait se limiter à faciliter les relations entre des « fonctions », mais elle est bien d'aider à entrer ensemble sur un chemin de connaissance et de reconnaissance de nos démarches personnelles de foi en Celui qui nous appelle à l'Unité, l'unité en nous et le rapprochement de nos itinéraires intérieurs.
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Néanmoins, les esprits avertis reconnaissent qu'au-delà du protocole et des prises de position institutionnelles, qui parfois nous déconcertent et déstabilisent nos communautés, il importe de se remémorer que de consciencieuses recherches théologiques se poursuivent dans d'autres lieux, par exemple dans le cadre du Groupe des Dombes, et sur d'autres continents.
Comment donc se laisser ballotter par des turbulences, souvent attisées par une presse avide de polémique, alors que le territoire genevois constitue une illustration originale et positive d'une vie œcuménique de proximité ?
Le " langage existentiel " de l'œcuménisme à Genève
En filigrane à tous les documents officiels et les manifestations publiques, un autre entrelacement, avec son « langage » existentiel, peut être discerné à Genève : celui des fidèles des communautés chrétiennes dans leur vie de tous les jours.
En effet, aujourd'hui plus qu'hier, la région se présente comme un terrain privilégié de foyers mixtes et où nombre de familles développent des capacités à vivre leurs différences confessionnelles comme une source d'enrichissement interpersonnel.
En outre, une collaboration œcuménique de qualité s'est progressivement et sérieusement instaurée dans plusieurs aumôneries : à l'Hôpital Cantonal, pour les handicapés, dans les EMS, dans les prisons, à l'Université, etc.
Par ailleurs, grâce aux responsables des communautés et à l'initiative de fidèles, sont régulièrement organisés : des journées théologiques, des partages bibliques, des réunions de prière, des accompagnements fraternels, des retraites, des célébrations communes et, bien sûr, des préparations au baptême, à la confirmation, au mariage. Toutes ces démarches de proximité sont sans conteste des signes encourageants sur le chemin œcuménique.
Dans ce paysage aux multiples aspects, soulignons aussi ce qui est entrepris par nos communautés dans le domaine social (Caritas, Centre Social Protestant, Le Caré, Carrefour-Rue, le Bateau, le Centre Espoir, le Cœur des Grottes, Emmaüs, l'ACAT, etc.), en signalant les courants qui, discrètement, traversent nos communautés confessionnelles, notamment les Mouvements œcuméniques des Focolari, du Cursillo (anglophone et francophone).
Il va sans dire cependant que nos communautés chrétiennes sont confrontées à la sérieuse et incontournable question de l'hospitalité eucharistique. De récentes déclarations officielles de l'Eglise catholique romaine et de la Fédération des Eglises Protestantes de Suisse soulignent ces divergences et elles sont à l'origine de blocages, de malentendus, de souffrances.
De plus, des difficultés d'ordre financier s'ajoutent, ces dernières années, à la raréfaction de pasteurs, de prêtres. La gestion des problèmes de personnel pèse sur nos communautés, d'autant que nombre d'églises et de temples constatent une baisse notoire de la pratique régulière de leurs fidèles.
L'analyse objective, bien que partielle, de l'état des lieux constitue par conséquent une invitation adressée aux membres de nos communautés chrétiennes, non à se recroqueviller sur leurs ennuis internes, mais aussi, et peut-être prioritairement, à se montrer attentifs aux besoins spirituels des hommes et des femmes de la région.
Le défi actuel de l'œcuménisme : percevoir les attentes spirituelles des Genevois
Un regard nouveau renvoie, en fait, à deux manières, anciennes mais souvent délaissées, de s'intéresser à l'évangélisation de Genève.
D'une part, quelles sont aujourd'hui les attentes effectives des chrétiens et de ceux et celles qui vivent et travaillent à Genève dans le contexte de sécularisation que nous pressentons ?
Ceux-ci souhaitent-ils toujours, dans le droit-fil de nos traditions respectives, des discours moralisateurs, voire des séances d'exégèse de l'Ancien et du Nouveau Testament ou des cours de théologie ? Ou bien, nos assemblées ne seraient-elles pas plutôt attirées par des propositions d'ordre spirituel, c'est-à -dire sensibles à des moments de méditation, de réflexion sur leur existence quotidienne (familiale et professionnelle), et en tout cas, par de pressants appels à la solidarité sociale. L'enjeu ultime, faut-il le rappeler, concerne la « Gloire de Dieu et le salut du monde ».
D'autre part, il est clair que ces interrogations sur les désirs actuels et pressants des Genevois impliquent, pour les responsables de nos communautés et ceux et celles qui les assistent, un investissement nouveau dans une formation à une vie spirituelle personnelle, donc œcuménique.
Ce type de démarche est souvent évoqué dans les rencontres et il est, en grande partie, assuré par nos multiples filières de formation, mais comment est-il présentement réfléchi, élaboré et mis en œuvre de façon concertée ? Il s'agit là d'un point de passage commun et obligé pour rendre crédible, convaincante et fondée, l'annonce de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ.
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L'œcuménisme n'est pas, comme on le répète, une démarche à option, mais un état d'esprit et un engagement pour chacune de nos églises et communautés, il importe donc de s'entraider à entrer, sous la conduite de l'Esprit Saint, sur ce chemin de foi dans son actualité existentielle.
Au cœur de cette démarche en proximité du Christ dans le Canton de Genève, et en faisant une mention explicite de notre appartenance au Royaume, nos contemporains ne nous demanderont probablement pas comment nos organisations et nos paroisses fonctionnent, bien ou médiocrement, mais ils seront touchés par Celui qui nous habite, ici et maintenant.
Dans un monde en quête de repères fondamentaux, vivre l'aujourd'hui de l'œcuménisme se présente assurément à ceux et celles qui sont le Corps du Christ comme un appel à déblayer un chemin sur lequel Sa présence soit reconnue à Genève.
Le point de départ de ce commentaire rapide sur l'état de l'œcuménisme à Genève était illustré par une référence mathématique : une équation à trois inconnues. Au point où nous en sommes, la ligne de recherche et de solution nous mène, les uns et les autres, vers un autre inconnu, ou peu connu, le Christ.
En guise de conclusion, les sages réflexions du Patriarche Athénagoras et de Dietrich Bonhoeffer sont sans aucun doute à même d'éclairer et de stimuler notre désir commun d'approfondir notre démarche œcuménique.
Je suis désarmé de la volonté d'avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres. Je ne suis plus sur mes gardes, jalousement crispé sur mes richesses. J'accueille et je partage. Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. Si l'on m'en présente des meilleurs, ou plutôt non pas meilleurs, mais bons, j'accepte sans regrets. J'ai renoncé au comparatif. Ce qui est bon, vrai, réel, est toujours pour moi le meilleur.
(Patriarche Athénagoras, "La Guerre Sainte", Chemins d'Unité, p. 128)
Nous devons bien nous persuader que, transportés à l'intérieur de la communauté chrétienne, nos rêves de communion humaine, quels qu'ils soient, constituent un danger public et doivent être brisés sous peine de mort pour l'Eglise. Celui qui préfère son rêve à la réalité devient un saboteur de la communauté, même si ses intentions étaient, selon lui, parfaitement honorables et sincères.
Dieu hait la rêverie pieuse, car elle fait de nous des êtres durs et prétentieux. Elle nous fait exiger l'impossible de Dieu, des autres et de nous-mêmes. Au nom de notre rêve, nous posons à l'Eglise des conditions et nous nous érigeons en juges sur nos frères et sur Dieu lui-même. Notre présence est pour tous comme un reproche perpétuel.
Nous ressemblons à des gens qui pensent qu'ils vont pouvoir enfin fonder une vraie communauté chrétienne et qui exigent que chacun partage l'image qu'ils s'en font. Et quand les choses ne vont pas comme nous le voudrions, nous parlons de refus de collaborer, quitte à proclamer que l'Eglise s'écroule lorsque nous voyons notre rêve se briser. Nous commençons par accuser nos frères, puis Dieu, puis, en désespoir de cause, c'est contre nous-mêmes que se tourne notre amertume.
Il en va tout autrement quand nous avons compris que Dieu lui-même a déjà posé le seul fondement sur lequel puisse s'édifier notre communauté et que, bien avant toute démarche de notre part, il nous avait liés en un seul corps à l'ensemble des croyants par Jésus-Christ ; car alors, nous acceptons de nous joindre à eux, non plus avec nos exigences, mais avec des cœurs reconnaissants et prêts à recevoir.
(Dietrich Bonhoeffer, De la Vie Communautaire, Delachaux et Niestlé, 1968, pp.22-23)
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